« Ici, même les loups ne viennent plus pisser »


Vingt-quatre heures dans les tranchées ukrainiennes, aux côtés des soldats de la 127e brigade, 249e bataillon, en première ligne face à l'armée de Poutine : quand l'artillerie se tait, les drones se réveillent.


Le pick-up s'enfonce dans l'obscurité laissant derrière lui les faubourgs de L yptsi , une petite ville du nord de Kharkiv, en Ukraine. Il est 1 h 30 du matin . D'ici, la frontière avec la Russie n'est qu'à 20 kilomètres. L'épaisseur d'une feuille de papier à l'échelle des deux nations en guerre depuis 2014. A l'intérieur du véhicule, les mots sont rares. Le chauffeur reste concentré sur la route qui très vite devient un chemin à peine carrossable. Le passage en ce ssant des blindés et autres véhicules militaires n'ont pas épargné le sentier autrefois emprunté par les seuls engins agricoles. Mais la généralisation du conflit en février 2022 a rebattu les cartes. L'accès à la ligne de front oblige désormais le ravitaillement quotidien des troupes stationnées dans les tranchées, tout près de la frontière.

Mavic et FPV

À l'arrière du 4x4, deux soldats assis au milieu des caisses de munitions et des sacs de vie s'agrippent comme ils le peuvent. Le Toyota arrête sa progression une première fois. Le chauffeur enclenche le système de détection et de brouillage des drones. Les redoutables Mavic et FPV sèment la mort dans les rangs des deux camps avec une fréquence qui s'est considérablement accentuée depuis un an. A présent, chaque véhicule de l'armée ukrainienne est doté d'un équipement anti-drones. Quelques minutes plus tard, le pick-up qui, jusqu'ici, ne dépassait pas les 50 km/h, s'immobilise à nouveau. Derrière le volant, le conducteur rabat les lunettes de vision nocturne fixé sur son casque et éteint les phares. On pénètre dans la « kill zone ». La partie la plus dangereuse du trajet. Cette bande de terre large de 10 km doit être traversée au plus vite pour ne pas servir de cible à l'artillerie et aux drones russes. D'un coup, le chauffeur écrase la pédale de l'accélérateur. Derrière, les soldats qui redoutent ce moment, se cramponnent un peu plus. Le 4x4 franchit les crevasses qui lézardent le chemin de terre à plus de 70 km/h. Une épreuve pour les hommes et la mécanique. Une nécessité pour ne pas y rester.

Dix secondes, pas une de plus

C'est la pleine lune. Le ciel est dégagé. Raison de plus pour ne pas traîner. De chaque côté défile un décor de fin du monde. Les maisons éventrées et les ruines des hangars se détachent en toile de fond sur la majeure partie du parcours, quand apparaissent enfin les premiers contours d'une forêt. Ici, elle se résume à une simple langue de végétation propice à l'établissement d'une position défensive. Le chauffeur fait une manœuvre pour repartir aussi sec. Les occupants ont dix secondes, pas une de plus, pour s'extraire de l'habitacle avec le matériel et moins d'une minute pour s'engouffrer dans la tranchée. Le capitaine Nicolaï, de la 127e brigade, 249e bataillon, est venu à notre rencontre et nous exhorte à faire vite. « Davaï ! », critique-il. Sans un guide, au milieu des arbres arrachés et des branches brisées qui jonchent le sol, impossible de s'orienter.

Le «blindage»

Après avoir descendu quatre ou cinq marches d'un escalier creuser dans le sol, le boyau protecteur conduit vers une entrée dans le noir complet. L'officier allume sa lumière rouge, tourne à droite et disparaît l'espace d'un instant. Une porte étroite s'ouvre finalement, laissant fuser un faisceau de lumière rassurant, c'est l'accès au « blindage », à l'abri proprement dit. La tension qui se lisait sur le visage de l'officier se dissipe enfin. Denis, un jeune militaire d'une vingtaine d'années, nous accueille avec un sourire. « Asseyez-vous », invitez-t-il. L'espace est très étroit. Dix mètres carrés tout au plus, agences au mieux pour contenir un espace de vie et de travail.

"Un guerrier affamé est un mauvais guerrier"

« Ici, même les loups ne viennent plus pisser », annonce le capitaine avec le plus grand sérieux. « Reposez-vous, je vais cuisiner mon plat signature car, un guerrier affamé est un mauvais guerrier », poursuit-il. Le sens de l'hospitalité des Ukrainiens se vérifie même dans les endroits les plus inhospitaliers. Après la dégustation d'un bortsch succulent, la montre affiche 3 heures du matin. « Il faut dormir ! », lance le capitaine Nicolaï. Plus facile à dire qu'à faire. Dehors, le temps se porte. Le fracas des obus d'artillerie met fin à la relative sérénité qui régnait jusqu'alors. Certains obus de 155 mm explosifs sont près de notre position que de la terre tombe du plafond et roulent sur la bâche plastique qui nous protège. Épuisé, les bouchons d'oreilles bien enfoncés, le sommeil vient finalement.

Filets de pêche

Au levier du jour, vers 5 h 30, le soldat Denis débute sa ronde d'observation sans se risquer trop longtemps à l'extérieur de la tranchée creusée il y a trois semaines. L'armée russe se trouve à moins de 800 mètres en direction de la frontière. Si l'artillerie ennemie a arrêté de pilonner la zone, le danger vient maintenant des drones équipés d'une faible charge explosive mais suffisamment puissante pour bénir mortellement. Ce sont les Ukrainiens qui, les premiers, ont détourné ces drones civils pour en faire des armes diablement efficaces. Depuis, leurs homologues russes ont rattrapé leur retard et la peur d'une attaque de quadricoptère s'est à présent propagée dans les deux camps. Pour s'en prémunir, les soldats ont tendu des filets de camouflage au dessus de la tranchée elle-même et d'autres filets de pêche dans les arbres. Une toile d'araignée censée assurer une protection efficace mais qui semble bien mince.

Téléphone de campagne

Les sorties hors de la tranchée sont risquées et autorisées seulement lorsque c'est indispensable. Les hommes passent donc le plus clair de leur temps terrestre dans le blindage à observer les positions ennemies et se tiennent prêts au cas où une attaque survienne. Profiter de la lumière du jour est un luxe qu'ils s'octroient pour entretenir le matériel, le réseau de tranchées... et fumer une cigarette. Leur seule distraction. Ce 14 avril est un jour spécial pour certains d'entre eux. « C'est le dimanche des Rameaux. Hormis la mission de surveillance, c'est un jour de repos », explique Nicolaï qui s'exprime sobrement sur sa foi. « Dieu n'est pas dans l'église, j'y suis très allé souvent et je ne l'ai pas rencontré, mais il est dans mon cœur », ajoute-t-il tout en actionnant la petite manivelle d'un téléphone de campagne dont la ligne, enfouie dans le sol, assure une communication sécurisée et inviolable. C'est le paradoxe de cette guerre du XXIe siècle où les technologies les plus sophistiquées côtoient celles utilisées un siècle auparavant dans les tranchées de Verdun.

Le crépuscule

Suspendus au-dessus de l'espace de couchage, deux interrupteurs peuvent être actionnés si la présence d'un drone est détectée. « Il y en a un pour le Mavic et un autre pour le FPV. Ce sont les moyens de lutte dont nous disposons. Lorsque nous agirons sur un drone, le système de combat est immédiatement activé », explique le soldat Denis, dont l'une des spécialités est d'être un expert du MK19, une lance-grenades de calibre 40 mm. Le jeune homme achève bientôt sa rotation de douze jours. Avant son engagement dans l'armée, il avait un rêve, celui de devenir footballeur professionnel. Ce rêve s'est évaporé comme une fête de lui-même. « Je ne sais même plus ce que c'est que d'être une personne normale. Le retour à la vie civile, j'y pense tous les jours. Mais je ne sais pas à quoi ça pourrait ressembler. » Après cinq jours de repos, il reviendra en première ligne, assurant la protection de la frontière. Pour combien de temps encore ? Des mois ? Des années ? « Quel issue je vois à cette guerre ? Se risque le capitaine Nicolaï. La Russie se désintégrera en régions. Seule restera la Moscovie [ nom latin de la ville de Moscou et de sa région, NDLR ], maudite depuis des siècles par les hommes et par Dieu, survivra. » Le crépuscule arrive. C'est le moment des adieux. Il est temps de rejoindre un autre blindage situé à plusieurs centaines de mètres plus loin dans la tranchée. Vers 1 h 30 du matin, le pick-up est de retour. Quelques secondes pour s'engouffrer dans l'habitacle tandis que les soldats déchargent les vies et les munitions. Il faut faire vite, une pluie d'obus approche.


Denis, soldat âgé d'une vingtaine d'années, dit ne plus se souvenir de ce que s'est "qu'être une personne normale".

Le capitaine Nicolaï, responsable de la position de défense, utilise les technologies de communications les plus sophistiquées, notamment le réseau Starlink, mais aussi un téléphone de campagne comme celui utilisé durant la Première Guerre mondiale.  

 Pour ces soldats d’infanterie,la menace vient surtout du ciel où les drones survolent lesfortifications.

Nuit et jour, dans tout l’estdu pays, des soldats s’abritent dans les tranchées et observentl’ennemi parfois distant de seulement quelques centaines de mètres. Ici, au nord-est de Kharkiv, cette tranchée creusée il y a trois semaines, n'est qu'à 1,3 km de la frontière. Les échanges de tirs sont quotidien entre les deux armées. 

 Dès que le bourdonnementcaractéristique d’un drone Mavic ou FPV se fait entendre, lessoldats regagnent la tranchée protégée par des filets.

"Welcome to Ukraine". 

 Autour des tranchées, unpaysage de désolation. Le sol est jonché de branches d’arbres etde débris. Le pilonnage de l’artillerie ne s’arrête quasimentjamais. Pour les soldats, les sorties à l’extérieur des boyauxcreusés dans le sol sont dangereuses.

Dans les tranchées, les conditions de vie sont rudimentaires. Les hommes effectuent des rotations de 12 jours en première ligne, puis 5 jours de repos.  

Fumer est la seule distraction pour ces soldats. 

  Les soldats ont aménagé desespaces pour installer des armes lourdes, comme ici une mitrailleusede calibre 12,7 mm.  

Anatolii, officier de presse, accompagne les médias en première ligne.

 Un soldat et son chat, dans unautre « blindage », plus loin dans le dédale detranchées.

 Au crépuscule, alors que lestirs d’artillerie se font entendre au loin, un sergent vientprendre des informations auprès du capitaine Nicolaï.  

Pour Denis, imaginer l'avenir reste encore impossible. Lui qui voulait devenir footballeur professionnel a vu son rêve s'évaporer le 24 février 2022.

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